Antoine Arjakovsky : « Les événements auxquels nous assistons aujourd’hui affaiblissent grandement le projet politique impérial de Poutine »

La semaine dernière, l’église orthodoxe ukrainienne a obtenu son indépendance, après 332 ans de tutelle russe. Malgré les menaces et les pressions du Patriarcat de Moscou, Constantinople rétabli une vérité historique qui embarrasse grandement le Kremlin. Quelles sont les raisons et les conséquences possibles de cette décision ? Antoine Arjakovsky, fondateur de l’Institut d’études œcuméniques de Lviv, historien français et le codirecteur du pôle « Société, Liberté, Paix » a accepté de répondre à ces questions.

Que signifie cette autocéphalie accordée par le patriarcat de Constantinople à l’Église orthodoxe d’Ukraine ?

Pour moi, ce qui se passe est un vrai Maïdan. Le Maïdan qui a eu lieu en février 2014 était politique, mais il n’allait pas encore au fond du problème. Il y a une couche encore plus profonde et moins visible de l’identité nationale qui est une couche spirituelle et religieuse qui était vérolée, malade d’un conflit très ancien entre Moscou et Constantinople. Depuis plusieurs siècles les chrétiens orthodoxes en Ukraine ont demandé à être reconnus comme formant une Église locale. Cela leur a d’abord été refusé par Constantinople, puis par Moscou. D’ici la fin de l’année, après que les évêques des trois Églises séparées (patriarcat de Kiev, Église autocéphale et une partie de ceux appartenant à l’Église orthodoxe ukrainienne relevant de la juridiction de Moscou) se seront réunis en concile, le patriarche de Constantinople accordera aux chrétiens orthodoxes en Ukraine (ils sont plus de 25 millions !) la possibilité de former une Église locale. L’événement est vraiment historique.

Quelle est la source de ce conflit ?

J’insiste souvent sur le fait que le moment de rupture évident à partir duquel les deux héritières de la Rous’ de Kiev (l’Ukraine et la Russie– NDA) ne s’entendent plus est le concile d’union de l’ensemble de la chrétienté tenu à Florence en 1439, accepté par le métropolite de la Rous de Kiev qui était à l’époque sous domination polono-lituanienne, alors qu’il a été refusé par la Moscovie (le nom de la Russie à l’époque – NDT). On voit bien que déjà au 15ime siècle, nous avons deux options complètement différentes par rapport à l’héritage chrétien de la Rous’ de Kiev. Mais il faut répondre de façon plus précise. En 1686, il y avait la guerre entre l’empire russe et l’empire Turc ottoman. A cause de cette guère, le patriarche de Constantinople de l’époque, Denisios IV, ne pouvait plus envoyer de métropolites grecs à Kiev. Il a alors écrit une lettre au patriarche de Moscou pour dire qu’il accordait le droit au patriarche de Moscou de nommer le métropolite de Kiev dès lors que ce dernier nommait en premier dans les diptyques lors des liturgies le patriarche de Constantinople. Mais ce n’était qu’une concession provisoire et conditionnelle, chaque mot est important.

Aujourd’hui le patriarche Bartholomée rappelle que son siège de Constantinople n’avait accordé qu’une concession provisoire, et que le territoire de l’Ukraine reste le territoire canonique du Patriarcat du Constantinople, puisque ce sont des Grecs qui ont évangélisé la Rous’ de Kiev. Donc c’est la première justification du patriarche du Constantinople aujourd’hui pour expliquer son intervention dans les affaires ukrainiennes. La deuxième explication qu’il donne c’est que la concession qu’il a donnée en 1686 par cette lettre qu’il a envoyée à Moscou était conditionnée au fait qu’à Kiev on continuait à nommer Constantinople comme le primus inter pares, ce qu’on ne fait plus depuis longtemps, ce qui n’est pas acceptable pour lui, surtout dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne. C’est la raison pour laquelle il annule cette concession provisoire de 1686 comme l’atteste sa déclaration du 11 octobre dernier.

Mais il y a aussi une troisième raison. Il considère que l’anarchie qui règne dans l’Église orthodoxe en Ukraine depuis 1991 est très dommageable au témoignage de l’Église du Christ. En tant que primat de l’ensemble du monde orthodoxe, il a le droit de recevoir des procédures d’appel pour trancher dans un conflit. C’est la raison pour laquelle il a levé les anathèmes qui pesaient sur Mgr Philarète et donne la chance aux Ukrainiens de se réconcilier. En contrepartie le patriarche Philarète, qui n’était reconnu par personne jusqu’à présent dans le monde orthodoxe, accepte que le futur chef de l’Église réconciliée, c’est-à-dire lui puisqu’il a toutes les chances d’être élu, reçoive des exarques de Constantinople le titre de métropolite et non pas de patriarche.

Constantinople rajoute en plus encore un argument, le plus important peut-être, l’argument massue contre lequel Moscou ne peut rien dire, c’est que traditionnellement dans l’histoire de l’Église, et depuis le 5ème siècle après JC, le patriarcat de Constantinople se trouve en deuxième position dans les dyptiques. Depuis le schisme survenu après le concile de Florence entre Moscou et Constantinople, cette dernière s’est retrouvée en charge du service d’unité au sein de l’Église d’Orient. C’est pourquoi Constantinople a accordé l’autocéphalie aux Églises qui le souhaitaient et qui étaient mûres pour cela. Il l’a fait pour la Serbie, pour la Roumanie, pour la Bulgarie, plus récemment en 1924 pour la Pologne. Ainsi, puisqu’on n’a pas réussi à se mettre d’accord sur les règles d’attribution de l’autocéphalie lors du processus préconciliaire récent, et que Moscou a même refusé que ce sujet soit à l’ordre du jour du concile panorthodoxe de Kolymbari tenu en Crète en juin 2016, le synode de l’Église de Constantinople continue donc à faire ce qu’il a toujours fait, c’est-à-dire d’accorder l’autocéphalie de son plein droit aux Églises qui sont mûres pour entrer dans un processus d’autogestion et de communion avec les autres Églises locales.

Depuis 30 ans, Constantinople reçoit des appels des Églises qui considèrent être injustement brimées, notamment elle en a reçu de Philarète (Denyssenko), la tête du patriarcat de Kiev, et de Mgr Makari (Maletitch) de Lviv, l’actuel chef de l’Église autocéphale ukrainienne. Elle a étudié leurs cas et, à la suite d’une longue enquête, a annulé l’anathème qui avait été proclamé contre eux, en considérant que les anathèmes qui portent sur ces personnes n’ont pas été motivés par des raisons religieuses, donc elles ne justifient pas l’excommunication. C’est ainsi que la semaine dernière, Mgr Philarète de Kiev et Mgr Makari de Lviv ont été lavés de tout soupçon et ont été réintégrés dans la communion avec l’Église de Constantinople. C’est un geste que ces évêques attendaient depuis de très nombreuses années. Le 21 octobre, devant la cathédrale sainte Sophie à Kiev, des dizaines de milliers de fidèles orthodoxes, à commencer par le président Porochenko, mais aussi les principaux responsables des Églises en Ukraine, sont venus les féliciter et se réjouir avec eux de cette reconnaissance désormais inter-ecclésiale et internationale de l’Église orthodoxe ukrainienne.

Doit-on s’inquiéter des conflits que cette décision peut provoquer ?

Le patriarcat de Moscou réagit très mal. Il répète la même erreur qu’en 2016 en refusant de venir au concile panorthodoxe. Il a annoncé par son synode à Minsk le 15 octobre qu’il rompait ses liens avec Constantinople. Il entre ainsi sur une voie d’auto-isolement. Cela pourrait provoquer un schisme dans le monde orthodoxe. Pour des raisons purement géo-politiques et idéologiques, le patriarche de Moscou, qui se prend pour le chef de la 3e Rome, ose interdire à ses fidèles de communier au corps et au sang du Christ dans les églises de juridiction grecque, comme au Mont Athos par exemple, et surtout comme dans de nombreuses paroisses orthodoxes en Europe occidentale et aux États-Unis. Mais déjà, une pétition d’orthodoxes russes circule pour que le patriarche annule sa décision. Et en France, les églises relevant de Constantinople ont annoncé qu’elles continuaient à accueillir à la communion tous les fidèles du patriarcat de Moscou.

Certes, aujourd’hui Moscou pousse toutes les Églises orthodoxes à la suivre dans le schisme, donc Constantinople peut se retrouver en danger.

Certes aussi, comme je le dis depuis longtemps (par exemple dans mon livre « Qu’est-ce que l’orthodoxie ? », Gallimard, 2013), l’Église Orthodoxe est malade depuis de nombreuses décennies et souffre en particulier d’une crise d’identité. Pour moi, le renouveau de l’Église Orthodoxe ukrainienne peut permettre aux autres Églises orthodoxes de sortir de leur vision très conservatrice et très déconnectée de la réalité. On va probablement assister à des divisions et à des tensions croissantes entre, d’une part, des Églises humbles, ouvertes, œcuméniques, qui acceptent de dialoguer avec le monde moderne, et d’autre part des Églises de plus en plus dépendantes de courants fondamentalistes et qui ne parviennent pas à reconnaître leurs responsabilités dans les blessures du passé. Je regrette que les Églises de Moscou, d’Antioche, de Bulgarie et de Géorgie aient refusé de venir au concile panorthodoxe en Crète, un concile qui avait pourtant été préparé pendant plus de 50 ans, car cela aurait pu éviter que le conflit éclate aujourd’hui.

Quelles peuvent être les conséquences politiques de cette décision ?

D’une part il est clair que le président Petro Poroshenko (le président ukrainien – NDT) va gagner des points en popularité pour les prochaines élections présidentielles en mars et pour les élections parlementaires en septembre-octobre 2019. L’autre conséquence politique : t que « l’Eglise orthodoxe ukrainienne relevant du patriarcat de Moscou » devra désormais s’appeler « exarchat du patriarcat de Moscou en Ukraine », ce qui est un changement symbolique capital en termes de « nation building ». Il est vrai que c’était gênant pour l’Ukraine d’avoir à l’intérieur de ses frontières une Église qui ne reconnaissait pas le fait que la Russie est un agresseur et qui pouvait même contribuer à soutenir la cause séparatiste, ce qui est le cas notamment dans le Donbass comme l’a montré, preuves à l’appui, Tatiana Derkatch dans son dernier livre. C’est un changement symbolique qui permet d’avertir les Ukrainiens que le patriarcat de Moscou a le droit d’exister en Ukraine, – on respecte les libertés de chacun -, mais on ne peut pas le considérer comme représentant l’Église ukrainienne. Et, surtout, la troisième conséquence c’est que beaucoup de paroisses ukrainiennes du patriarcat de Moscou en Ukraine, et il y en a 12 000 environ, auront la possibilité de rejoindre une Église réconciliée, reconnue à l’international, où l’on peut prier en ukrainien et où l’on n’est pas obligé de prier pour le patriarche de Moscou Cyril dont chacun sait qu’il soutient la politique expansionniste du président Poutine.

Il y a des fortes chances pour que, dès l’an prochain, dans ces paroisses il y ait un mouvement d’adhésion au projet d’une Église réconciliée. Il va y avoir des votes, puisque la loi ne permet pas aux évêques de gérer ça, vu que tous les bâtiments ecclésiaux appartiennent à l’État et que ce sont les communautés sur place qui gèrent ces biens de l’État. Ce sera alors aux communautés de prendre leurs responsabilités. Manifestement, il va y avoir deux types de votes. S’il y a plus de 75 % des membres de la communauté qui décident de changer de juridiction, à ce moment la communauté change de juridiction et les bâtiments avec. Alors que si c’est moins de 75 % mais plus de 50 %, le patriarcat de Kiev suggère qu’il y ait un roulement dans la gestion des bâtiments ecclésiaux. C’est à dire qu’un dimanche sur deux ou le matin/l’après-midi, l’autel soit utilisé par la communauté du patriarcat de Moscou et à un autre moment par la communauté de l’église réconciliée. Ça n’a pas vraiment marché lorsqu’il y a eu des tensions au début des années 90 entre les gréco-catholiques et les orthodoxes. C’est précisément là où il peut y avoir des risques de tensions et de violences. Il pourrait aussi y avoir le risque que V. Poutine dise que les orthodoxes du patriarcat de Moscou sont « opprimés » et qu’il viendra les « défendre ». C’est pour cela que c’est une situation extrêmement dangereuse.

Et les conséquences pour la Russie ?

Ce qui peut changer en Russie, c’est que le patriarche Cyril perde beaucoup de sa légitimité. C’est un coup assez rude et pour l’Église du patriarcat de Moscou, qui montre qu’elle est de moins en moins appréciée en dehors de la Russie avec son idéologie du « monde russe » et de la « troisième Rome » censée « apporter le salut à toute la terre ». C’est difficile pour la propagande russe de voir que les Ukrainiens n’adhèrent pas à cela et que Constantinople n’y adhère pas non plus. Les Russes vont prendre conscience qu’ils ne sont pas seuls au monde, que la deuxième Rome n’est pas morte, que Constantinople est partout respectée comme le siège le plus important dans l’Église orthodoxe (alors que Moscou n’est qu’à la 5e place dans les dyptiques). Il y a de plus en plus de gens qui disent que le poste même de Cyril est menacé. Il y a un évêque qui s’appelle Tikhon Shevkunov, qui est très radical et qui pourrait même remplacer Cyril. Comme le rapporte Sergei Chapnin, l’ancien rédacteur en chef de la Revue du Patriarcat de Moscou, que j’ai rencontré récemment à Kiev dans le cadre de notre Commission « Vérité, justice et réconciliation entre la Russie, l’Ukraine et l’Union européenne », il y a beaucoup de prêtres russes aujourd’hui qui disent : « Bien fait pour Cyril ! ». En effet beaucoup de prêtres sont sous une pression croissante des évêques qui les ponctionnent de plus en plus sur le plan financier.

J’espère aussi, entre parenthèses, que face à ce désordre grandissant en Russie, les chrétiens occidentaux vont ouvrir les yeux sur la réalité des traumatismes de cette Église et que les journalistes occidentaux vont cesser d’écrire que Moscou représente « 150 millions de fidèles », car c’est totalement faux. Je rappelle qu’en Russie il y a certes 80 millions de personnes qui se déclarent orthodoxes (soit moins que ce que dit la propagande russe) mais que la pratique religieuse hebdomadaire en Russie est de l’ordre de 2%.

Le fait que l’Ukraine, qui est aussi une source de revenus (notamment pour la vente des cierges) et de séminaristes pour le patriarcat de Moscou, se détache encore plus, cela le fragilise, lui qui fournit encore aujourd’hui le principal ciment idéologique au pouvoir de V. Poutine. Cela fragilise aussi la vitrine d’une Russie forte se situant en continuité directe avec l’Ukraine qu’elle ne considère que comme une voie de passage historique de la Rous’ originelle jusqu’à la Russie d’aujourd’hui. Bien que la dimension religieuse et spirituelle soit plus profonde et moins visible, les événements auxquels nous assistons aujourd’hui affaiblissement grandement le projet politique impérial de V. Poutine.

Entretien réalisé par Anna Jaillard Chesanovska pour l’Union des Ukrainiens de France