Il faut sauver les enfants Ukrainiens déportés en Russie

À l’initiative du Collectif Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre ! une Tribune dénonce la tentative de Poutine de faire adopter les enfants Ukrainiens par des familles russes. (le Monde daté du 2 aout)

DÉPORTER DES ENFANTS UKRAINIENS ET LES “RUSSIFIER”, C’EST AMPUTER L’AVENIR DE L’UKRAINE

Par Jonathan Littell (écrivain et cinéaste), Bernard Golse (pédopsychiatre, fondateur de l’Institut de l’enfance,) Véronique Nahum-Grappe (anthropologue), Pierre Lévy-Soussan, (pédopsychiatre), Nicolas Tenzer,(politiste), Sylvie Rollet,(collectif Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre !)

« Dans sa nostalgie d’une Europe Centrale vassalisée où toute contestation était écrasée d’un envoi de chars à Budapest ou Prague, le Kremlin ravage l’Ukraine depuis quatre mois sous couvert de « dénazification » et de négation de la nation ukrainienne, usant d’une stratégie de terreur qui rase les villes, massacre et viole les civils et déplace les populations. Du 24 février au 18 juin 2022, plus de 1,9 million d’ukrainiens, dont plus de 307 000 enfants, selon les chiffres officiels russes, ont ainsi été transférés de force vers la Fédération de Russie, sans garantie ni contrôles extérieurs sur leurs conditions de vie et leur avenir. Ce transfert par des couloirs d’évacuation à sens unique, vers des « camps de filtration », puis des lieux aussi retirés que Mourmansk, le Kamtchatka ou la frontière nord-coréenne, fait ressurgir le spectre des déportations perpétrées par la Russie tsariste et l’Union Soviétique.

Nos inquiétudes les plus vives portent sur le sort des enfants déportés, notamment des plus vulnérables d’entre eux : les orphelins. Parmi ces derniers, plus de 2000 étaient enregistrés avant l’invasion dans des orphelinats ukrainiens, auxquels s’ajoutent un nombre inconnu d’enfants récemment rendus orphelins par l’invasion russe et, lors de leur passage en « camps de filtration », d’enfants séparés de leurs parents soupçonnés d’appartenir à l’armée ou à la résistance ukrainienne. Comme le craignent les enquêteurs nommés par le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, ces enfants risquent tous d’être adoptés par des familles russes : 108 d’entre eux, originaires de la région de Donetsk, l’ont déjà été selon l’annonce du Défenseur des droits ukrainiens, le 20 juillet.

En effet, la Russie n’a pas ratifié la Convention de la Haye de 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, seul cadre légal transnational permettant les procédures d’adoption internationale. Un décret, signé par Poutine le 25 mai 2022, qui simplifie l’octroi de la nationalité russe aux enfants ukrainiens facilite même leur adoption. Ce texte est assorti d’une loi votée le 7 juin 2022 qui autorise la Fédération de Russie à ne plus appliquer les décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. De fait, la Fédération de Russie ne se sent nullement contrainte au respect d’un droit international humanitaire dont elle récuse le cadre. Aussi, les demandes adressées au Kremlin par les autorités ukrainiennes, qui réclament le retour des enfants déportés, dépendent totalement du bon vouloir de l’envahisseur, qui ne les satisfait qu’au compte-goutte : 23 seulement étaient revenus en Ukraine en juin, 44 début juillet.

Qu’en est-il de tous les autres ? Certains « sont en cours de rééducation », a déclaré le 31 mai 2022 la Commissaire Présidentielle aux Droits de l’Enfant de la Fédération de Russie, récemment sanctionnée par le Royaume Uni pour son rôle dans le transfert et l’adoption forcée d’enfants ukrainiens. La « rééducation » des enfants ukrainiens fait, en effet, partie du plan d’éradication de la nation ukrainienne, publié en avril 2022 par un proche de Poutine, et avec les propos négationnistes de l’identité ukrainienne tenus quotidiennement dans les médias russes.

Si le droit international humanitaire place au premier rang, dans le cas d’un conflit armé, le respect de l’intégrité des enfants, c’est qu’ils sont toujours les otages du monde des adultes dans des enjeux qui les dépassent et, en particulier, la cible privilégiée des pratiques « d’épuration/assimilation ». Le trafic d’enfants, via des procédures d’adoption illégales, a été systématiquement organisé dans l’Espagne franquiste ou durant la dictature argentine. Durant la Seconde Guerre mondiale, entre 50 000 et 200 000 enfants enlevés en Pologne ou dans d’autres pays occupés ont été « adoptés » par des familles « aryennes », à l’instigation du régime nazi. Le kidnapping de masse d’enfants, dans un conflit armé, et leur instrumentalisation comme objet dont on dispose, au gré des « lois » autocratiques, expose alors l’enfant à la destruction radicale de son passé, de ses fondations psychiques, que l’on peut qualifier de meurtre d’âme. Le destin de l’enfant en sera marqué à jamais.

Comment imposer le respect des droits fondateurs de l’humanité à un envahisseur qui ne respecte que la force ? Les démocraties ont, en effet, du mal à comprendre à quel point est valorisé et légitime, dans la culture du Kremlin et du KGB si ce n’est dans la culture russe en général, la cruauté extrême contre les civils de tout âges et sexes. Lorsque cela touche à l‘enfance, dont la vulnérabilité rend obligé et sacré le devoir de protection de l’adulte, les instances internationales ne parviennent pas à imaginer le sort possible et probable des enfants déportés d’Ukraine.

La morale politique du pouvoir russe actuel est, en effet, marquée par l’union de deux traditions de prédation et de violence : celle qui a cours dans le crime organisé et celle qui régit les relations au sein du KGB devenu FSB. Elles ont en commun une même conviction : considérer que les pires moyens sont légitimes pour arriver à ses fins de prédation et de pouvoir. L’arbitraire, les manipulations, les crimes et les mensonges pour les couvrir sont alors des performances normales voire talentueuses de l’action politique.

D’où aussi la valorisation de la cruauté considérée comme preuve de l’infaillibilité politique de celui qui s’en sert et qui pourra, dès lors, gravir les échelons du pouvoir et accéder aux postes de direction. D’où un mépris absolu des vies humaines et du principe même de leurs droits. D’où un interdit frappant la sensibilité humaniste, perçue comme ridicule et signe de faiblesse. Ainsi, toute l’histoire du totalitarisme soviétique, dont le système poutiniste est à bien des égards l’héritier, est marquée par une lourde tradition de déportations et de massacres des populations civiles de tout âge et sexe dont jamais les enfants n’ont été épargnés.

Cela devrait alerter les témoins extérieurs : le pouvoir actuel du Kremlin ne préservera pas les enfants ukrainiens. Filières d’adoptions forcées ? Endoctrinement dans les institutions de recueil des enfants ? Trafics criminels de toutes sortes ?

Dans cette guerre d’agression insensée, le programme de russification imposé dans les régions d’Ukraine envahies depuis 2014 dessine clairement les contours de la politique qu’a commencé à mettre en œuvre la Russie : tandis que les habitants ukrainiens sont assassinés ou déportés, des populations venues de Russie y sont implantées, parfois de force. C’est là une véritable « révolution démographique », reposant sur le remplacement des populations autochtones.

Il doit être clair que rien ne protège les enfants de cet usage politique assumé et légitimé des crimes contre l’humanité comme choix tactique délibéré.

Si les débats sur la dimension génocidaire de l’agression de Poutine contre l’Ukraine ont commencé dès la révélation des assassinats en masse et des crimes de guerre commis par l’armée russe, avec la déportation des enfants, la Russie franchit un pas supplémentaire. Si, comme le précise l’article II-e de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, le « transfert forcé d’enfants du groupe [victime] à un autre groupe » fait partie des actes génocidaires, c’est qu’un génocide vise à l’extinction du genos, la lignée qui assure la perpétuation, donc l’avenir, d’un groupe humain.

L’« opération spéciale » de Poutine, est de fait une tentative d’annihilation de l’Ukraine : la négation de son passé ─ ses traditions culturelles ─ et de son présent ─ sa légitimité étatique ─ se poursuit dans la tentative d’effacement de sa culture et de sa langue par la russification forcée des enfants déportés. Il en va de même dans les territoires occupés par l’armée russe où l’éradication de l’identité ukrainienne atteint d’abord les jeunes générations : les enfants nés après le 24 avril y sont automatiquement déclarés de nationalité russe ; la seule langue d’enseignement est le russe ; les programmes scolaires purgés de toutes les références à l’Ukraine, sont désormais ceux de la Fédération de Russie. Dans le sud occupé de l’Ukraine, les enfants dont les parents n’acquièrent pas de passeports russes ou n’envoient pas leurs enfants dans les écoles russifiées seront retirés à la garde de leur famille.

Assigner un « futur russe » aux enfants, c’est, pour Poutine, amputer l’avenir de l’Ukraine et bouleverser celui de l’Europe.

Il est de notre responsabilité de mettre au plus vite un terme à cette entreprise destructrice, qui fait fi des lois internationales contraignant chaque pays à considérer l’intérêt de l’enfant comme d’une importance « primordiale », c’est-à-dire fondatrice de sa vie et son avenir.

La Convention de 1948 est explicite dans son article premier : « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ». Énoncé après la Seconde guerre mondiale, ce principe, au-delà de sa valeur juridique a valeur de prévention et d’impératif moral.

Quelle forme doit prendre cet impératif alors que l’éradication de l’identité ukrainienne suit son cours ? S’il est urgent d’amplifier considérablement sanctions, soutien militaire, matériel et logistique, les gouvernements Européens et toutes les démocraties ont une obligation de protection. Ils doivent intervenir unanimement et publiquement en exigeant de la Russie la libération des enfants et de tous les déportés et interpeller les organisations internationales concernées, dont l’Unicef et la Croix-Rouge, afin qu’elles agissent au plus vite. »