Après plus de cinq ans d’enquête, un procès s’est enfin ouvert le 9 mars 2020 au tribunal de Schiphol, dans la banlieue d’Amsterdam. Il s’agit de juger les responsables de la mort de 298 personnes qui se trouvaient à bord du Boeing 777 de la Malaysian Airlines, abattu par un missile BUK dans l’est ukrainien, en pleine guerre déclenchée par la Russie, le 17 juillet 2014. L’enquête sur le crash de cet avion de ligne effectuant un trajet entre Amsterdam et Kuala Lumpur a été confié au Groupe international d’enquête mixte (JIT) composé de 5 pays : les Pays-Bas, l’Ukraine, l’Australie, la Belgique et la Malaisie.
Chacun de ces pays a fourni des enquêteurs qui ont rassemblé des preuves, mené des enquêtes, effectué des expertises et des interrogatoires de témoins. Le bureau du procureur a rassemblé un dossier d’enquête qui fait 36000 pages, auxquelles s’ajoutent 6000 fichiers multimédias. Le dossier fait à lui seul 102 volumes. « Beaucoup de vidéos en « open source » ont été étudiées et des conversations téléphoniques ont fait l’objet d’exploitations », a expliqué le procureur néerlandais Thijs Berger en présentant l’acte d’accusation.
Les quatre suspects, parmi lesquels trois Russes et un Ukrainien qui a rejoint les rebelles, brillent par leur absence. En ce qui concerne les citoyens russes, il s’agit d’un ex-officier des services de sécurité, le FSB, et ancien « ministre de la défense » de la République autoproclamée de Donetsk (DNR) Igor Girkin, du général du service de renseignement militaire russe, le GRU, et chef du service de renseignement de la « DNR » Sergueï Doubinskiy ainsi que du lieutenant-colonel du GRU Oleg Poulatov. L’Ukrainien se nomme Leonid Harchenko et il combattait du côté des rebelles.
Les autorités néerlandaises ont fait preuve d’insistance pour retrouver et convoquer les quatre hommes. Ainsi, pour l’Ukrainien qui se cache actuellement sur le territoire du Donbass qui n’est pas sous le contrôle de l’Ukraine, le Parquet a retrouvé son profil sur le réseau social russe VKontakte pour informer ce dernier de sa convocation par message privé. « Le message de la Cour a été consulté le 19 juillet à partir d’une adresse IP à Donetsk. Le 20 juillet, le profil a été retiré du réseau VK », a déclaré le juge du Tribunal de Schiphol Hendrik Steenhuis.
Seul Oleg Poulatov a exprimé le désir d’être représenté lors des audiences par des avocats néerlandais et une avocate russe. Bien que l’avocate n’ait pas le droit de plaider, elle a toutefois un accès illimité au dossier d’instruction, ce qui fait redouter des risques de fuites d’informations hautement sensibles. Rappelons, que la Russie nie farouchement toute implication dans cette affaire, rejetant la faute sur l’Ukraine.
Afin de détourner les soupçons, les propagandistes du Kremlin créent des versions multiples et invraisemblables de la catastrophe, brouillant les pistes pour ralentir l’enquête. Pourtant, le groupe d’enquête international a pu établir que l’avion avait été abattu par un missile de fabrication russe de type BUK, et provenant de la 53e brigade antiaérienne des forces armées russes stationnée à Koursk, en Russie. Les Pays-Bas et l’Australie qui comptent le plus grand nombre de victime dans cette tragédie, ont officiellement accusé la Russie d’être impliquée dans la tragédie. D’après les résultats de l’enquête, les quatre suspects avaient directement participé à l’acheminement du missile BUK depuis la Russie jusqu’au Donbass, avant que celui-ci ne soit tiré par des personnes qui ne sont pas encore identifiées.
Il est probable que le tribunal ne se limitera pas à juger ce quatuor, et que de nouvelles inculpations seront prononcées. C’est peut-être la raison pour laquelle la Russie tente d’empêcher les enquêteurs de remonter le fil qui pourrait bien conduire à des personnalités politiques russes de très haute importance. D’autant qu’à la mi-novembre 2019, les enquêteurs ont dévoilé le contenu de conversations téléphoniques révélant des «liens étroits» entre les quatre accusés et de hauts responsables russes, dont le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et un proche conseiller de Vladimir Poutine, Vladislav Sourkov.
« Établir la justice dans l’affaire du MH-17 est une question complexe, note l’ambassadeur de l’Ukraine aux Pays-Bas, Vsevolod Chentsov. En plus de se prononcer sur la responsabilité de personnes concrètes, il convient de répondre à la question suivante : comment les armes avec lesquelles l’avion a été abattu sont arrivées en Ukraine ? Est-ce que ce tir est le résultat d’une négligence, d’une erreur ou d’une action planifiée ? En conséquence, la question posée est celle de la responsabilité d’un Etat et des organes de cet Etat pour cette action ».
Parmi toutes les preuves rassemblées par les enquêteurs, le Parquet peut également compter sur au moins 14 témoins qui ont formulé une demande auprès du Tribunal afin que leur identité ne soit pas dévoilée. Au deuxième jour d’audience, la question des témoins du crash du vol MH-17 a été longuement évoquée par les trois procureurs néerlandais. Ils ont souligné les risques importants et le danger encouru par ceux-ci. Afin de protéger les témoins, des numéros ont dû remplacer leurs noms de famille. Le témoin C21 était un des subordonnés du suspect Leonid Harchenko et a été impliqué dans le transport du missile BUK. Alors que le témoin M58 a apporté un témoignage concernant les personnes présentes sur le lieu du lancement du missile.
« Les témoins prennent de gros risques. Nous avons dû assurer leur protection afin qu’ils puissent témoigner sans que leur vie et leur santé ne soient menacées. Cela s’applique également aux témoins, dont les proches vivent sur les territoires occupés », a déclaré le procureur néerlandais Thijs Berger. Il a également souligné de nombreux cas de violations des droits de l’homme sur les territoires occupés. « L’un des témoins nous a dit qu’il craignait pour sa sécurité et que des personnes armées lui ont rendu visite à deux reprises. Il a donc dû quitter son lieu de résidence », a déclaré le procureur. Selon lui, certains témoins ont dit craindre des menaces de la Russie, en particulier des services spéciaux russes, et ont peur des représailles. Ils ont insisté pour conserver leur anonymat.
Les Pays-Bas n’ayant décrété aucun confinement pour le moment, malgré l’épidémie de Coronavirus qui touche l’Europe de plein fouet, les audiences dans cette affaire devraient reprendre le 23 mars. Selon les estimations de la justice néerlandaise, le procès pourrait durer entre 4 et 5 ans.
Par Anna Jaillard Chesanovska